• * 07 1 - Analyse du "Notre Père"

    « NOTRE PÈRE »

    Première analyse

     * 07 1 - Analyse du "Notre Père"

    Introduction

    Le « Notre Père » est la prière par excellence des chrétiens. C’est Jésus lui-même qui, selon les évangiles, l’a enseignée à ses disciples lorsqu’ils lui ont demandé : « Apprends-nous à prier ». Elle fait de tous les chrétiens des frères de Jésus et des fils de Dieu. Les évangiles en donnent deux versions différentes : celle de saint Matthieu et celle de saint Luc.

    Le « Notre Père » n'est pas une suggestion mais une affirmation venant du Christ lui-même : c'est la réponse de Jésus aux disciples qui lui ont demandé comment il faut prier (Luc 11, 1). On pourrait dire que c'est le passage obligé de toute prière chrétienne parce qu’elle est donnée par Dieu lui-même et conforme à la volonté du Christ.

    La prière « Notre Père » a suscité de nombreux commentaires, interprétations et reformulations. La compréhension des textes des évangiles, y compris celui du « Notre Père », n’est pas facile pour nous aujourd’hui, et leur appropriation encore moins. Le vocabulaire, le sens des mots, la pensée et la théologie ont beaucoup évolué en deux mille ans. Les commentaires sont donc importants sinon indispensables.

    Cette prière qui, pour beaucoup de chrétiens, est « La Prière », n’a pas été donnée spontanément par Jésus, d’après saint Luc. Il s’agissait, sans doute, pour les disciples de Jésus qui la lui ont demandée, d’avoir une prière qui serait leur signe distinctif parce qu’elle exprimerait leur lien particulier avec Dieu. Les divers groupes religieux de l’époque, Pharisiens, Esséniens, disciples de Jean-Baptiste, se distinguaient par l’utilisation d’une forme et d’une règle particulière de prière.

    Cependant de nombreux commentateurs ont remarqué que la formulation du « Notre Père » n’est pas totalement originale ; elle reprend en partie des termes de prières juives : Qaddish, bénédictions, liturgie du Yom Kippour. L’ancienne prière araméenne du Qaddish, qui terminait le service à la synagogue, était sans doute familière à Jésus depuis son enfance. Pourtant l’invocation de Dieu en tant que «Abba» (appellation araméenne familière – mais respectueuse – du père par son enfant), à elle seule, est inouïe et fait éclater les limites du judaïsme. Et cette dénomination est au cœur du message de Jésus.

    Enfin, les problèmes de traduction et d’interprétation sont aigus dans ces textes. Origène, fondateur de l’exégèse biblique, s’interroge, dès le début du 3ème siècle, sur le sens du pain « supersubstantiel », et saint Jérôme, au 4ème siècle, offre un commentaire complet de la prière. La présence de deux versions différentes complique encore la recherche de « l’original ». L’orthodoxie n’accepta pas la traduction œcuménique sur laquelle catholiques et protestants se sont mis d’accord en 1966.

    Avertissement

    La prière « Notre Père » telle que nous la connaissons vient de l’Évangile de Matthieu (6,9-13). Il en existe une autre version dans l’Évangile de Luc (11, 2) plus courte et un peu différente. L’histoire du texte fait dire aujourd’hui qu’elle n’est qu’une version altérée du texte original qui serait donc plutôt celui de Matthieu.

    Nous avons là le seul exemple de prière donné par Jésus dans l’Évangile. Mais il ne s’agit pas de dire le « Notre Père » comme une récitation, d’autant que, d’après Matthieu, juste avant, le Christ avait condamné les païens et leurs vaines redites. Répéter mécaniquement un texte, fût-il le plus beau n’est pas prier. Pour dire le « Notre Père », il faut se pénétrer le plus possible de son sens pour en faire sa prière, à soi, personnellement.

    Il n’est même pas certain que le Christ ait voulu nous donner là un texte à usage liturgique. On peut penser plutôt que cette prière est donnée à titre d’exemple, pour montrer ce que l’on peut demander dans la prière, et comment le faire. Elle est plus un exemple type de prière chrétienne dont tous devraient s’inspirer, qu’un modèle à répéter servilement.

    Le « Notre Père » est formé de 7 demandes, 3 concernant Dieu, 4 concernant les hommes. Le « Notre Père » a ainsi une forme symboliquement parfaite, 7 étant le nombre de la perfection de la création, 3 étant le nombre divin par excellence, et 4 le nombre du terrestre. On retrouve là quelque chose qui est courant dans la Bible : l’accomplissement de la création se trouve dans l’union du spirituel et du matériel, qui sont nos deux sources de vie.

    Ce qui est remarquable dans le « Notre Père », c’est qu’il commence par trois demandes concernant Dieu lui-même. Trop souvent les chrétiens oublient cela et se précipitent pour réclamer à Dieu quantité de choses les concernant eux... Il est bon, donc, de commencer par se préoccuper de Dieu et de sa relation à Dieu, avant de se préoccuper de soi-même. Dans le décalogue de même, les premiers commandements concernent Dieu lui-même, et ceux concernant seulement les hommes viennent ensuite.

    Voir notre rubrique « Etude des dix commandements »

    Voir aussi le parchemin « Le Décalogue »

    Notre

    La première particularité surprenante de cette prière est qu’elle est entièrement à la première personne du pluriel.

    Elle ne dit pas « Oh mon Père donne-moi ceci ou cela », mais « Notre Père, donne-nous ».

    On peut en tirer plusieurs enseignements. Tous les chrétiens sont unis dans cette prière, il y a une communion de tous ceux qui reconnaissent Dieu pour leur Père. L’amour pour Dieu qui s’exprime dans la prière ne peut être dissocié de l’amour du prochain. L’un des rôles de la prière est de se mettre en communion avec tous les autres.

    L’amour du prochain suppose une solidarité telle que l’on ne peut faire à Dieu une demande particulière sans désirer qu’elle soit aussi accordée aux autres.

    Père

    La notion du Dieu-Père se trouve déjà dans l’Ancien Testament, comme dans le Psaume 103 (comme l’amour d’un père pour ses enfants l’amour de Dieu pour ceux qui le craignent), mais il est certain que le Christ a généralisé cet usage et y a accordé une importance toute particulière.

    Appeler Dieu « Père » est en soi révélateur de toute une théologie, c’est affirmer un certain nombre de choses essentielles sur Dieu et sur son rapport avec nous. Mais il faut prendre garde de ne pas projeter sur Dieu nos expériences plus ou moins heureuses d’un père terrestre. Il faut donc considérer qu’il est le Père idéal.

    Le premier des rôles du père est d’être le géniteur : il est celui qui a donné la vie. En ce sens, appeler Dieu « Père » est dire tout simplement qu’il est notre créateur. Dieu est effectivement notre créateur : il est à l’origine de toutes les choses visibles. Il est aussi celui qui nous donne la vie par son Esprit vivifiant. Il est la source de la vie nouvelle qui peut surgir en nous.

    Le deuxième rôle essentiel du père est de donner la loi. Il structure son enfant en lui imposant des limites, en lui disant ce qui est autorisé et ce qui est interdit. Ce rôle est essentiel. Il est vrai que c’est surtout la figure du Dieu de l’Ancien Testament qui répond à cette fonction, avec la loi de Moïse, mais ce serait une erreur de l’oublier totalement. Même si le chrétien se considère comme libre, il ne peut user de cette liberté dans l’anarchie.

    Et enfin le dernier rôle essentiel du père est qu’il est celui qui aime. L’amour d’un père pour son enfant est en effet, normalement, total et inconditionnel. Le père aime son enfant non pas parce que l’enfant ferait preuve de qualités ou de mérites le rendant aimable, mais parce qu’il est son enfant, et qu’il le reçoit, le reconnaît comme tel.

    qui es aux cieux

    Voilà une affirmation théologique fondamentale : le Dieu dans lequel nous croyons se trouve au Ciel. Dans la Bible, la Terre est le monde matériel, le domaine des choses, des objets et du visible, et le Ciel est le domaine de l’invisible, de l’inatteignable, du spirituel.

    Ainsi, affirmer que Dieu est dans le Ciel, c’est avant tout dire qu’il n’est pas sur Terre, c’est-à-dire qu’il n’est pas une réalité matérielle, il est purement spirituel. Il est par définition l’immatériel, l’invisible, ce qui échappe à la physique, ce qui dépasse la matière. Dans l’homme, le divin c’est cette dimension qui fait que nous sommes plus que des mammifères, cette part de notre être faisant que nous sommes plus que notre corps. Aujourd’hui, où le Ciel a perdu de son immatérialité et de son caractère inatteignable, nous devrions plutôt dire : « Notre Père qui es au-delà de tout, et même du ciel ».

    Que ton nom soit sanctifié

    Dans la Bible, le nom représente la personne elle-même. Ici, il nous est demandé de « sanctifier » ce nom de Dieu, «sanctifier» signifie « rendre saint », or l’on ne voit pas forcément très bien comment nous pourrions rendre saint ce qui est saint par excellence. « Saint », en effet, aujourd’hui évoque l’idée de perfection, de divinité, mais dans la Bible cela signifie tout simplement « être à part », et « sanctifier » mettre à part.

    Ainsi, quand il est dit dans les Dix Commandements: Souviens-toi du jour du Seigneur pour le sanctifier, ce qui nous est commandé, c’est de mettre à part une journée dans la semaine pour la consacrer à Dieu, afin que tous les jours ne se ressemblent pas, pour que notre être ne se dilue pas dans l’action matérielle mais garde une part de cette autre dimension du spirituel.

    Dans notre vie, nous avons de très nombreuses préoccupations de tous ordres, et il convient que la préoccupation spirituelle ait une place à part. Être humain, c’est se préoccuper d’autre chose que du quotidien : d’une part d’invisible, de qualité, de valeurs et d’idéaux. Et il faut que cette réalité de Dieu dans nos vies ait une place de choix, que la préoccupation de Dieu soit d’un autre ordre, pas une parmi d’autres, mais qu’elle ait un statut spécial. Dieu doit être notre « préoccupation ultime », la préoccupation des préoccupations, celle qui est au-dessus de toutes les autres, et qui conditionne les autres.

    La préoccupation ultime du Nom de Dieu n’est pas là pour annihiler toutes les autres préoccupations, ou nous faire renoncer au monde dans son ensemble, mais pour les organiser et leur donner leurs sens propres.

    Que ton règne vienne

    Cette demande pourrait être interprétée comme une requête que Dieu vienne lui-même imposer son règne dans le monde. C’est le sens que lui donnent certaines communautés millénaristes, mais ce type de théologie a de graves défauts. D’abord, il risque de démobiliser l’homme. Si en effet, le Christ doit revenir bientôt pour imposer artificiellement son règne, alors le rôle de l’homme est bien faible, il n’a plus qu’à attendre que Dieu veuille bien faire venir son règne lui-même.

    Et puis, cette attente de retour matériel du Christ s’oppose à la foi en Christ en tant que Messie. Si le Messie est vraiment venu, alors il n’y a pas à attendre autre chose.

    La question est, en fait, de savoir ce que l’on entend par « règne de Dieu » (ou «royaume», puisqu’il y a un seul terme pour « règne » et « royaume » en hébreu comme en grec).

    Vouloir que le règne de Dieu vienne sur la Terre, c’est tout simplement souhaiter que Dieu soit de plus en plus reconnu comme roi, qu’il soit respecté, écouté, obéi, et que ce soit lui qui gouverne effectivement la plus grande partie possible du monde. Or, Dieu respectant la liberté humaine, cela dépend de l’homme. Il dépend de nous que nous sachions reconnaître Dieu pour notre roi, et il ne s’agit pas d’attendre passivement qu’il établisse son Royaume contre la volonté des hommes.

    Comme dans toutes les prières, cette demande faite à Dieu n’a pas pour objectif de vouloir que Dieu fasse à notre place ce qui nous revient, de façon à nous éviter d’avoir à le faire, mais au contraire de nous aider à accomplir sa propre volonté. La prière est une demande qui nous engage, demande que nous exprimons dans la foi et la confiance en Dieu, parce que nous savons que nous avons besoin de son aide et de sa force pour qu’il nous aide à vouloir vraiment et à accomplir le mieux possible ce dont il est question.

    Si l’on s’intéresse enfin au sens courant du terme « royaume », on peut considérer qu’il s’agit de l’ensemble de ceux qui reconnaissent quelqu’un pour roi, qui se soumettent à lui et qui sont gouvernés, protégés par lui. Mais comme il n’est pas possible d’établir une division entre les hommes pour désigner ceux qui seraient totalement fidèles et ceux qui seraient totalement infidèles, il faut bien penser que les limites du Royaume de Dieu passent au milieu de nous, il y a une part de nous-mêmes qui reconnaît Dieu pour roi, et une autre part qui lui désobéit et qui se soumet à d’autres priorités. Nous pouvons donc souhaiter que non seulement le monde dans son ensemble soit de plus en plus soumis à Dieu, mais qu’en nous-mêmes, la part qui se soumet à Dieu grandisse de façon que, idéalement, tout notre être soit dans le Royaume de Dieu.

    Que ta volonté soit faite

    Là encore, le risque d’une interprétation passive est présent. On pourrait voir dans cette demande une sorte de fatalisme. Il est vrai que l’on trouve, dans l’épître de Jacques (4,13-14) un type de théologie se rapprochant de cela quand il met en garde ceux qui font des projets, en leur conseillant de dire plutôt: Si Dieu le veut, nous vivrons, et nous ferons ceci ou cela.

    Ce qui est en question, c’est de savoir si l’on pense que c’est vraiment toujours la volonté de Dieu qui s’accomplit sur cette Terre ou non. Pour ceux qui le pensent, cette demande peut signifier que nous sachions accepter la volonté de Dieu, puisque de toute façon cette volonté divine doit s’accomplir.

    Mais on peut penser, au contraire, que tout ce qui arrive n’est pas précisément la volonté de Dieu, et que là est l’explication de l’existence du mal : c’est ce qui s’écarte du projet divin. Dieu ainsi ne peut que vouloir le bien, et il est à l’œuvre pour que progressivement ce soit sa volonté, son plan créateur, qui s’accomplisse. Là est le rôle essentiel de l’homme, sa vocation est d’accepter de prendre part à la création de Dieu en disant « que je sois capable d’accomplir ta volonté sur cette terre... et non la mienne ».

    Ainsi, quand le Christ dit à Gethsémané : Père, s’il était possible que cette coupe passe loin de moi sans que j’en boive... toutefois, non pas ma volonté mais la tienne. Il ne s’agit pas pour lui d’attendre simplement que les événements s’imposent à lui, mais qu’il accomplisse lui-même sa mission jusqu’au bout comme Dieu voudrait qu’il le fasse, et ce quel qu’en soit le prix.

    Ainsi cette demande, comme toute prière, n’est pas une manière de tout attendre de Dieu pour que nous n’ayons plus rien à faire nous-mêmes, mais bien une demande qui nous engage nous aussi, et là plus particulièrement dans l’accomplissement de sa volonté.

    Sur la Terre comme au Ciel

    Le Ciel, c’est le monde spirituel, le domaine de Dieu. Dans le domaine du terrestre, au contraire, il y a de nombreuses forces en présences, dont beaucoup sont hétérogènes à Dieu, et de nombreux événements arrivent qui ne sont pas la volonté de Dieu, mais le simple fait du hasard, ou de volontés autres, de volontés d’êtres créés. Le mieux que nous puissions faire, est de mettre notre propre capacité d’action dans ce monde au service de la volonté de Dieu pour que ce monde terrestre puisse devenir une image du Ciel qui est le seul lieu où Dieu règne véritablement et totalement.

    Certains considèrent que ces quelques mots : « sur la Terre comme au Ciel » ne concernent pas seulement cette troisième demande, mais est une agrafe entre les deux parties du Notre Père, entre les demandes « célestes », et celles qui suivent : «terrestres». La volonté de Dieu est justement qu’il y ait un lien entre le Ciel et la Terre, une union entre le spirituel et le matériel, et c’est à ce lieu que l’homme doit se tenir, à l’exemple du Christ qui accomplit parfaitement ce lien.

    On pourrait aussi dire qu’il y a là un souhait supplémentaire : « et qu’ainsi la Terre puisse être comme le Ciel ». Que même dans notre monde, le Nom de Dieu soit respecté, qu’il soit aussi reconnu comme roi, qu’aussi sa volonté soit faite, et que toutes les réalités du Royaume de Dieu (la justice, la paix, la joie, l’amour...) puissent être vécues effectivement sur la Terre.

    Mais comme cela n’est pas facile pour nous humains, il nous faut de l’aide pour parvenir à y travailler, et ce sera l’objet des demandes suivantes.

    Il est curieux, d’ailleurs, que les demandes d’aide de Dieu pour nous, viennent après les grands objectifs exposés dans les trois premières demandes... mais c’est sans doute que, justement, pour demander l’aide de Dieu, il faut déjà savoir dans quel but. Il faut d’abord se sentir appelé par Dieu et vouloir œuvrer pour lui, ensuite seulement nous pouvons mesurer notre faiblesse et vouloir y parvenir avec son aide.

    Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour

    Cette demande a pu être interprétée de façons contradictoires. De quel pain s’agit-il en effet, du pain matériel, ou seulement du pain spirituel ?

    La question de savoir si l’on peut demander des choses matérielles à Dieu est fortement controversée dans le christianisme. Certains pensent que Dieu étant tout puissant, il est évidemment dans ses attributions de donner ou de ne pas donner des choses matérielles, d’intervenir dans un sens ou dans un autre dans le cours des événements. D’autres pensent qu’à court terme, Dieu ne peut agir que selon sa nature, c’est-à-dire dans le domaine de l’esprit, de l’amour, du pardon, de la vie etc.

    Même si l’on ne veut pas a priori rejeter le sens d’une demande matérielle, il faut néanmoins être conscient des extrêmes difficultés théologiques auxquelles une telle interprétation mène inévitablement. Si en effet on suppose qu’il est du ressort de Dieu de faire que l’on ait effectivement à manger, que penser alors des gens, ou des peuples qui meurent de faim ? Doit-on voir là l’effet d’une volonté divine ? Pense-t-on vraiment qu’il soit dans le pouvoir de Dieu, ou conforme à sa nature, de faire qu’il en soit autrement et que ces peuples éprouvés trouvent subitement à manger pour tous ? Pourquoi alors ne le fait-il pas ? Est-ce parce qu’ils n’ont pas assez prié le Notre Père, et ne devrait-on pas remplacer toute l’aide humanitaire aux pays du Tiers monde par la distribution de papiers contenant le texte de cette prière à réciter ? Il y a là une option fondamentale en théologie, option qui touche de très près le problème du mal.

    De toute façon, on ne peut entendre parler de « pain » dans la bouche du Christ sans que l’on pense au pain spirituel dont il est question à plusieurs reprises dans sa bouche. En particulier, dans l’Évangile de Jean, Jésus dit : « Je suis le pain de vie. Celui qui vient à moi n’aura jamais faim, et celui qui croit en moi n’aura jamais soif » (Jn 6,35). Il ne s’agit évidemment pas là de pain matériel dans ce qui est promis par le Christ. Et le pain de la Cène n’est pas fait pour nourrir les corps. C’est bien de ce pain-là que nous avons besoin : le pain spirituel de la Parole du Christ, de sa présence, de sa personne-même qui peut nous nourrir pour l’éternité et nous donner la force qui vient de Dieu.

    L’homme en effet ne vivra pas de pain seulement, mais de toute parole qui sortira de la bouche de l’Éternel c’est une parole du Deutéronome (8,4), citée par le Christ lui-même lors de ses tentations (Mt 4,4), lorsque le Diable lui souffle qu’il pourrait demander à Dieu de le nourrir matériellement, et que celui-ci précisément refuse en citant ce verset.

    Et enfin, une étude plus approfondie des termes grecs utilisés dans cette demande semble vouloir aller dans le sens d’une interprétation spirituelle. Le mot « epiousion » que l’on traduit fautivement par « de ce jour » est difficile à traduire parce qu’il est unique dans le Nouveau Testament. Mais son étymologie, son sens peut être : « super-substantiel », c’est-à-dire qui se trouve au-dessus de la substance matérielle, c’est bien le pain spirituel.

    Pour d’autres raisons, on pourrait aussi le traduire par « de demain », ou « qui vient ». Certes, le « donne-nous aujourd’hui notre pain de demain » qu’avaient certaines traductions est insensé s’il s’agit de don matériel, nous ne demandons pas à Dieu une sorte d’avance matérielle. Mais si l’on entend dans le « demain » une allusion à un futur eschatologique, un demain qui ne concerne pas ce temps terrestre, mais le demain du Royaume de Dieu, alors nous retrouvons l’idée des dons spirituels qui sont propres à son Royaume éternel, et dont nous avons besoin pour vivre comme enfants de Dieu.

    Et il est vrai que l’on peut demander à Dieu de nous donner chaque jour, le pain spirituel dont nous avons besoin pour avancer sur notre route, nous nourrir quotidiennement de sa présence, de son esprit, de sa force et de sa parole.

    Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés

    Il n’est pas étonnant que la prière modèle donnée par le Christ fasse mention du pardon, point central de sa prédication et part importante de la bonne nouvelle de sa prédication. Il y a en effet ces deux dimensions dans le message de Jésus : d’une part nous sommes pardonnés par Dieu, selon un effet de sa grâce, et d’autre part il nous invite à nous pardonner les uns les autres.

    Ici de même, nous avons le pardon de Dieu et le pardon que nous sommes invités à donner aux autres. La difficulté réside dans le « comme » que le texte met entre les deux membres de la phrase.

    Certains ont voulu y voir une proposition exprimant une condition : «  pardonne-nous nos offenses... dans la même mesure que nous avons pardonné... » (C’est le sens retenu par Matthieu lui-même dans son ajout suivant le Notre Père). Mais ce type de théologie pèche par un manque de confiance dans la grâce première de Dieu. Le premier serait en effet, le pardon de l’homme et non le pardon de Dieu. Or c’est parce que Dieu nous aime que nous pouvons aimer, c’est parce qu’il nous a pardonné que nous pouvons aimer, et pardonner à notre tour... On ne peut vraiment pardonner que si l’on se sait pardonné. « Pour nous, dit Jean, nous aimons Dieu parce qu’il nous a aimés le premier... » (1 Jn 4) et Paul dit également : « de même que le Christ vous a pardonnés, pardonnez, vous aussi... » (Col 3,13).

    Ce qui est en définitive important, c’est de remarquer que, quel que soit le lien logique entre les deux propositions, le pardon reçu est nécessairement lié au pardon offert. Pardonner et être pardonné est un même mouvement, c’est finalement croire et vouloir vivre le pardon dans toutes ses dimensions.

    Ne nous soumets pas à la tentation (ancienne version !!!)

    Notre traduction habituelle laisse supposer que Dieu pourrait volontairement nous envoyer du mal pour nous tenter afin de nous mettre à l’épreuve. Mais cela est tout à fait opposé à certains passages de l’Écriture-même qui affirment, comme en Jacques 1,13 « Que personne, lorsqu’il est tenté, ne dise : C’est Dieu qui me tente. Car Dieu ne peut être tenté par le mal, et il ne tente lui-même personne ».

    Cependant, le fait que Dieu puisse mettre à l’épreuve est aussi présent dans la Bible, que l’on pense en particulier au sacrifice d’Isaac, ou au livre de Job.

    Il n’y a donc pas unanimité dans la Bible, mais il est certain que l’évolution constante que l’on trouve dans la théologie biblique est de rendre Dieu de plus en plus indépendant du mal qui peut arriver. Il ne serait pas cohérent par rapport à la pensée évangélique d’interpréter cette demande comme nous incite à le faire la traduction habituelle.

    Une fois de plus, si l’on revient au texte original, un certain nombre de choses s’éclairent.

    Tout d’abord, le mot « peirasmon » a un double sens, en grec (et dans l’hébreu qu’il traduit) : ce peut être la « tentation» ou l’« épreuve ». Certes la tentation peut être une mise à l’épreuve, et dans toute épreuve il y a une tentation : celle de s’avouer vaincu par cette épreuve et de cesser de lutter contre elle. Mais là encore, s’il s’agit de lutter contre une épreuve, il va de soi que celle-ci ne peut venir de Dieu, nous n’avons en aucun cas à lutter contre quoi que ce soit qui nous soit donné par Dieu.

    Ensuite, la traduction « soumettre » est certainement mauvaise pour rendre le verbe « eisnenegkein ». Ce mot signifie tout simplement « faire entrer quelque part ». Quant à la forme verbale utilisée, elle peut désigner indifféremment une action venant de Dieu lui-même ou une action que Dieu laisserait faire. Il faudrait donc plutôt traduire : «Ne nous laisse pas entrer dans l’épreuve», ou plutôt, « fais que nous ne soyons pas introduits dans l’épreuve », comme enfermés dans une maison, ou dans une cellule. Cela, nous pouvons bien le demander à Dieu: qu’il nous donne une porte de sortie, qu’il nous libère, qu’il ouvre devant nous un passage, comme il a libéré le peuple d’Égypte, lui ouvrant un passage dans la Mer Rouge.

    On pourrait même alors presque réhabiliter la traduction habituelle : ce que nous demandons à Dieu c’est que nous ne soyons pas « soumis » dans l’épreuve, que nous ne soyons pas irrémédiablement vaincus, mais que nous puissions relever la tête sans perdre toute espérance, sans être anéantis par l’épreuve. Une des anciennes traductions qui disait : « ne nous laisse pas succomber dans l’épreuve » était certainement loin du texte original quant à la littéralité, mais dans le fond restituait bien le sens de cette demande.

    D’où la nouvelle formulation : 

    Et ne nous laisse pas entrer en tentation

    Beaucoup de chrétiens comprennent que Dieu pourrait les soumettre à la tentation, les éprouver en les sollicitant au mal. Le sens de la foi leur indique que ce ne peut pas être le sens de cette sixième demande.

    Les évangiles (Matthieu 4,1-11 ; Marc 1,12-13 ; Luc 4,1-12) disent que Jésus lui-même a connu la tentation ! Jésus repousse les offres du diable. Il est ainsi le modèle de la foi du chrétien. Si le Christ a été tenté, il ne peut nous enseigner une prière dans laquelle nous demanderions une existence dispensée de la tentation. Le sens de cette demande n’est donc pas : « Épargne-nous la tentation », mais : « Ne permets pas que nous succombions à l’heure de la tentation. Aide-nous pour que ne tombions pas dans le péché ». C’est le sens du développement de la liturgie romaine : « Par ta miséricorde, libère-nous du péché, rassure-nous devant les épreuves ». Et si nous osions paraphraser légèrement cette prière, tout en restant bien dans son esprit  ? « Par ta miséricorde, rends-nous libres dans la tentation et forts dans les épreuves ». 

    La nouvelle traduction, « Ne nous laisse pas entrer en tentation », écarte donc l’idée que Dieu lui-même pourrait nous soumettre à la tentation. Le verbe « entrer » reprend l’idée ou l’image du terme grec d’un mouvement, comme on va au combat, et c’est bien du combat spirituel dont il s’agit. Mais cette épreuve de la tentation est redoutable pour le fidèle. Si le Seigneur, lorsque l’heure fut venue de l’affrontement décisif avec le prince de ce monde, a lui-même prié au jardin de Gethsémani : « Père, s’il est possible que cette coupe passe loin de moi », à plus forte raison le disciple qui n’est pas plus grand que le maître demande pour lui-même et pour ses frères en humanité : Ne nous laisse pas entrer en tentation.

    Le 12 juillet 2013, le Vatican a approuvé la publication d'une nouvelle traduction en français de la Bible liturgique, où la formule sera désormais «Et ne nous laisse pas entrer en tentation ». Cette traduction est annoncée effective dans la liturgie pour le premier dimanche de l'Avent 2017.

    Mais délivre-nous du mal

    Cette demande va dans le sens de la précédente, et ajoute quelque chose d’essentiel : il ne s’agit pas de demander qu’il ne nous arrive pas de mal, mais que Dieu nous en libère. L’action de Dieu n’est pas vue comme intervenant sur le mal lui-même, mais sur le croyant. La question n’est pas là de savoir si Dieu ne peut ou ne veut pas éviter l’épreuve à l’homme, mais d’avoir l’intime conviction que Dieu peut nous libérer du mal qui nous arrive. Le mal existe encore, il reste là, mais nous pouvons devenir libres par rapport à lui.

    On retrouve la même chose dans le très célèbre Psaume23 : « Quand je marche dans la vallée de l’ombre-mort… ». La promesse n’est pas que Dieu nous évite cette vallée, mais que dans cette situation chacun puisse dire: Je ne crains aucun mal… car tu es avec moi.

    Car c’est à toi qu’appartiennent le règne, la puissance et la gloire, aux siècles et siècles. Amen

    Cette conclusion du Notre Père s’appelle la « doxologie » (de « doxa » qui signifie la gloire), puisqu’elle rend gloire à Dieu. Les exégètes sont unanimes pour dire qu’elle est une adjonction tardive.

    L’on sait cependant que du temps du Christ, les juifs avaient l’habitude de conclure leurs prières par une doxologie de ce type. Elle n’était en général pas écrite, mais allait de soi. C’était une sorte d’« Amen » développé, rendant gloire à Dieu.

    Il n’est donc pas pensable que le Christ ou ses disciples aient jamais prononcé le Notre Père tout sèchement sans aucune doxologie. Ils en prononçaient forcément une, et celle que nous avons est tout à fait le genre de celles qui étaient effectivement utilisées.

    Et puis il est certainement essentiel que la prière par excellence comporte autre chose que des demandes : reconnaissance, louange, car c’est aussi cela la prière.

    Ce qui est plus discutable, ce sont les termes utilisés là. Le « Règne », la « Puissance » et la « Gloire » sont-ils vraiment les choses les plus importantes concernant Dieu ? Sont-ce vraiment les réalités que nous considérons comme les plus propres à Dieu et comme légitimant le fait que nous nous adressions à lui et que nous lui faisions confiance dans notre vie ?

    On peut regretter les termes de cette doxologie qui donnent une image de Dieu qui appartient plus à l’Ancien Testament qu’au Nouveau. L’une des grandes choses dans le message du Christ est de nous présenter Dieu comme un Père qui nous aime, qui nous pardonne, un proche qui nous remplit de joie et de confiance, alors que là, nous retombons dans une conception de Dieu comme monarque oriental pour ne pas dire tyrannique qui est environné de puissance, de règne, de gloire, de respect et de crainte. Il est dommage que notre prière qui est pleine d’amour, de tendresse et de pardon se termine de cette façon-là. On aurait pu préférer une doxologie du type : Car c’est à toi qu’appartiennent l’Amour, le pardon et la paix (ou la joie) aux siècles des siècles Amen. Certes, dirait-on, ce n’est pas le texte de l’Évangile, mais après tout, cette finale n’est pas beaucoup moins authentique que celle que nous connaissons, et il se pourrait bien qu’elle soit plus évangélique...

    Analyse de Louis Pernot

    Mise en page par le Frère André B.

    Sources :

    http://croire.la-croix.com/Definitions/Priere/Notre-Pere

    https://www.evangile-et-liberte.net/elements/numeros/187/article9.html


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