• * Moine - soldat : une question d'éthique

    Le Templier, moine - soldat ? Une question d'éthique.

    Après avoir traité, lors de mon précédent parchemin, du thème de l’immortalité de l’âme, principalement dans la philosophie platonicienne, j’ai souhaité, cette fois-ci, aborder une question historique, en l’occurrence l’aspect moral du concept de soldat-moine ou moine-chevalier.

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    Pour ce faire, transportons-nous quelques siècles auparavant.

    Pâques 1119. Toute la chrétienté célèbre la résurrection du Christ. Pourtant, à Jérusalem, le roi Baudouin II fait grise mine : il vient d’apprendre qu’une caravane de pèlerins a été surprise près du Jourdain et trois cent d’entre eux ont été massacrés.  Mais que peut-il y faire ? La grande majorité des chevaliers sont repartis en Occident, leur promesse de libérer le tombeau du Christ tenue.  Il ne lui reste que quelques centaines de chevaliers éparpillés dans des dizaines de places fortes et, les Turcs au Nord, les Égyptiens au Sud et les bédouins locaux multiplient les raids.

    Toujours plongé dans ses réflexions, Baudouin reçoit en audience deux chevaliers, jusque-là membres d’une confrérie laïque vouée à la protection du Saint Sépulcre. Hugues de Payns et Geoffroy de Saint-Omer sont venus lui demander, à lui et au Patriarche de Jérusalem, de constituer avec d’autres camarades une milice combattante pour protéger les pèlerins, tout en s’astreignant à une vie religieuse contemplative.

    Cependant, le concept de « moine-soldat » est à l’antithèse du rôle de moine cloîtré et méditatif. L’offre n’était pas évidente : jamais l’Eglise n’avait compté d’hommes de guerre dans ses rangs. Verser le sang est-il moral lorsqu’on voue sa vie à Dieu ? L’union de l’idéal du moine à celui de chevalier n’était pas loin d’être un scandale à l’époque où le schéma trifonctionnel des trois ordres s’impose à la société chrétienne, à savoir ceux qui prient (oratorum), ceux qui combattent (defensorum) et ceux qui travaillent (laboratorum). Or ces trois ordres sont nettement séparés et subordonnés hiérarchiquement les uns aux autres : le clergé domine les deux autres et le monachisme forme la couche supérieure de ce même clergé. Mais pour l’heure, le réalisme politique l’emportera sur la doctrine : la Terre Sainte a besoin de lances et la création d’une institution militaire permanente, à l’heure où un tel concept n’existe pas, est en outre une idée séduisante.  Baudouin II décidera d’accepter.

    Le problème d’ordre éthique était de loin le plus difficile à résoudre, et Hugues de Payns ne tarda pas à en faire l’expérience.  En 1128, Guigues, Prieur de la Grande Chartreuse, lui adressa une lettre quelque peu décourageante, insistant sur le fait qu’il était inutile de s’attaquer à des ennemis extérieurs si l’on ne dominait pas ses ennemis intérieurs, c’est-à-dire les vices, et qu’il était vain de chercher à libérer la Terre Sainte des infidèles si l’on n’avait pas d’abord libéré son âme de ses fautes.

    Citant l’Épître de Saint Paul aux Éphésiens, le Prieur affirmait que « ce n’est pas contre les adversaires de chair et de sang que nous avons à lutter, mais contre les Puissances, contre les Régisseurs de ce monde de Ténèbres, contre l’Esprit du Mal qui habitent les espaces célestes ».                                                                                                        

    Les réticences du Prieur de la Grande Chartreuse correspondaient à une ligne de pensée chrétienne assez répandue. La morale chrétienne a toujours fait montre d’une attitude de refus vis-à-vis des professions guerrières, même si l’Évangile ne contient sur le sujet aucun jugement de condamnation ; déjà, aux premiers temps du christianisme, le choix de la vie militaire était regardé comme un acte de mépris envers la loi de Dieu.

    S’il y avait eu des figures exemplaires de Saints qui, pour embrasser la vie chrétienne, avaient fait un adieu solennel aux armes, le thème de la légitimité des armes demeurait extrêmement délicat.

    Toutefois, les graves problèmes qu’avait traversés la société occidentale lors des deux siècles précédents avaient incité l’Eglise à porter un jugement plus souple sur la pratique militaire ; un exemple en est une lettre du pape Nicolas I (858-867) redonnant aux pénitents la possibilité de l’usage des armes si celles-ci devaient servir à lutter contre les païens.

    Le long conflit survenu en 1075 entre la papauté et l’Empire à propos de l’investiture des évêques, dit « Querelle des Investitures* », et le combat de l’Eglise pour s’affranchir des interférences du pouvoir laïque avaient favorisé un peu plus une évolution de la pensée chrétienne, en montrant la nécessité où étaient les pontifes de disposer sous leur commandement d’une milice à mobiliser en cas d’urgence pour décourager d’éventuels agresseurs ; cependant, ce n’étaient pas des moines mais des laïcs qui avaient toujours pratiqué la guerre et continuaient à le faire.

    La proposition qui arrivait de Jérusalem avait un caractère tout à fait différent, bien éloigné de la mentalité qui avait dominé pendant des siècles le monachisme occidental, à savoir que seule permettait d’accéder au salut éternel une conversion totale fondée sur l’abandon du monde et le choix du cloître.

    Saint Pierre Damien (1007-1072), l’un des grands concepteurs de la réforme de l’Eglise, par ailleurs maître à penser du pape Grégoire VII, avait catégoriquement condamné la pratique de la guerre comme étant contradictoire avec la perfection spirituelle qui ne peut s’atteindre que par la vie contemplative.

    Il y avait pourtant un homme capable d’aider Hugues de Payns dans sa tentative de fusionner deux idéaux jugés incompatibles par la plus grande partie de la société chrétienne.

    Né dans une famille de chevaliers de petite noblesse bourguignonne, Bernard de Fontaine avait choisi le cloître à l’âge de vingt et un ans. Promoteur convaincu de la réforme monastique, Bernard partageait l’idéal du contemptus mundi : la conviction qu’on ne peut accéder au salut éternel qu’en se cloîtrant, dans l’ascèse et le renoncement au monde avec ses multiples corruptions.

    Le voyage en Occident, effectué en 1127 par Hugues de Payns, est à considérer sous trois angles ; celui du recrutement de combattants ; celui de la crise de croissance, l’ordre a grandi mais pas suffisamment pour faire face à sa mission ; mais surtout celui de la crise de conscience, ou, si l’on préfère, de la crise d’identité. Cette dernière résulte des critiques faites à la nouvelle milice mais aussi des doutes, des interrogations des frères sur la qualité spirituelle de leur engagement. Hugues cherchera auprès de Bernard de Clairvaux une réponse à ces questions.  

    Nul doute qu’Hugues de Payns essaya d’obtenir l’aide de Bernard de Clairvaux mais que, dans un premier temps, il fut tout à fait ignoré. L’idée de ce nouvel ordre religieux formé de frères destinés à faire la guerre dut d’abord sembler incohérente à l’abbé. En effet, Bernard avait exprimé, dans une lettre envoyée  à Hugues de Blois, comte de Champagne, son regret profond et sincère que ce dernier eût renoncé à son ancien projet d’entrer à Cîteaux, pour devenir Templier en 1125. Rappelons également ses paroles : « les moines sont faits pour être dans les monastères, pas sur les champs de bataille ».

    Cependant, Bernard de Clairvaux n’était pas un rigoriste comme Pierre Damien mais il ne connaissait que trop bien, par ses origines, les habitudes de vie de la chevalerie et doutait fortement qu’elles puissent se concilier avec la nature de quelque ordre religieux que ce soit. L’arrogance, le goût du luxe ostentatoire, le mépris de la vie humaine, la prédisposition à l’agressivité et à la violence, telles étaient les manifestations exaltant la qualité d’un chevalier laïque. Comment prétendre alors que les chevaliers du Temple, issus de ce monde et élevés depuis l’enfance selon ce modèle, pourraient renoncer du jour au lendemain à un tel style de vie ? 

    Bernard, qui connaissait le pouvoir de l’obéissance et de l’ascèse, et Hugues de Payns, qui avait vécu les souffrances des pèlerins, savaient bien qu’il n’y avait pour cela qu’un seul moyen : isoler ceux dont le sentiment religieux est le plus affirmé, les endoctriner et les préparer à la vie dans le nouvel ordre en suivant un long parcours de discipline, extrêmement rigide.

    En 1129, le Concile de Troyes offrit une excellente occasion pour discuter sur la constitution de cet ordre religieux et militaire ; il ne s’agissait pas simplement de créer un corps militaire guidé par des valeurs religieuses, il fallait trouver le moyen de donner une existence canonique à un ordre de frères habilités à guerroyer et à tuer. En se bornant à institutionnaliser la confrérie militaire d’Hugues de Payns, on courrait le risque que cette future armée ne tombe sous le contrôle d’un pouvoir laïque.  Il fallait donc la soustraire à toute autorité et en faire le sujet de l’Eglise exclusivement, ce qui ne pouvait se réaliser que si elle prenait la forme d’un ordre monastique. 

    Bernard de Clairvaux fera attendre longtemps Hugues de Payns, assez pour que la demande soit renouvelée plusieurs fois.  Mais plus tard, lorsqu’il donnera sa réponse, son appui sera déterminant pour le sort du Temple, simplement parce qu’il aura réussi à trouver une formule susceptible de contenter le pape et Baudouin II sans trahir les intentions louables qui avaient animé le groupe originel des Pauvres Chevaliers du Christ : une éthique et un style de vie adaptés aux nécessités de la guerre mais ne contrevenant pas à la dignité d’un ordre religieux.

    Les historiens se sont longuement interrogés sur le rôle joué par Bernard de Clairvaux dans la constitution de l’Ordre. Si Saint Bernard fut le concepteur de la règle du Temple comme c’est expressément déclaré dans le prologue du texte approuvé par le concile de Troyes, règle d’inspiration principalement bénédictine, il n’en est pas moins vrai que les Templiers forgèrent leur éthique propre sur la spiritualité augustinienne et orientale des Chanoines** qui les hébergeaient à Jérusalem et qui leur donnèrent la formation religieuse  de base ainsi que l’ordinaire de la liturgie : celle du Saint-Sépulcre avec la règle de Saint Basile, que l’Ordre continuera également à observer.

    Les historiens ont également discuté longtemps pour savoir si les Templiers devaient être considérés comme membres d’un ordre monastique au sens propre. La difficulté principale à laquelle on se heurte vient du fait que les Templiers ne recevaient pas la consécration sacerdotale, contrairement à ce qui arrivait dans la majorité des autres ordres religieux.

    Dans le cas des Templiers, la profession religieuse avait bien un caractère irrévocable et permanent, mais elle se limitait aux trois vœux de pauvreté, obéissance et chasteté ; l’accès aux ordres supérieurs, le sacerdoce proprement dit, qui donnait la possibilité d’administrer les sacrements, n’était pas possible en vertu d’une interdiction canonique qui empêchait depuis des siècles les prêtres de combattre et de verser le sang.

    En 1139, par sa bulle « Omne datum optimum » dans laquelle l’indépendance religieuse des Templiers fut reconnue, le pape Innocent II avait jeté les bases pour que l’Ordre possède un jour ses propres chapelains ; mais il s’agissait de prêtres qui intégraient le Temple alors qu’ils avaient déjà reçu, dans la vie séculière, la consécration sacerdotale. En outre, il était absolument interdit de les envoyer au combat.

    Il ne faudrait surtout pas négliger l’opinion de Saint Bernard : « J’hésiterais devant le nom qui leur convient le mieux, moines ou chevaliers, s’il ne m’apparaissait plus adéquat de leur attribuer l’un et l’autre de ces noms. On peut s’en rendre compte en effet : il ne leur manque ni la bonté du moine ni le courage du chevalier. » En 1130, parut un ouvrage élogieux envers l’Ordre du Temple (De laude novae militiae ad milites templi » dans lequel il opposait la chevalerie séculière et la chevalerie céleste des Templiers, tout en louant l’existence de ces derniers.

    Au-delà de ces discussions, le fait est que les Templiers prononçaient les trois vœux sacrés des ordres monastiques et que leur temps était ordonné par une règle modelée sur base de la règle bénédictine : le principe fondamental de l’ora et labora était respecté puisque leur vie se partageait entre devoirs religieux (messes, prières liturgiques en commun) et activité matérielle, en l’occurrence le combat et l’entraînement quotidien.

    En 1307, Philippe le Bel amorçant, par l’arrestation arbitraire des Templiers, le mécanisme du procès, tenta de déplacer la procédure vers une compétence judiciaire civile en arguant que les Templiers n’étaient pas des moines mais plutôt des militaires. Le souverain chercha à faire avaliser ses exigences par l’autorité des théologiens de la Sorbonne. Après de longs débats, ceux-ci répondirent que l’arrestation était illégale : milice et vie consacrée à la religion ne s’excluaient pas si la pratique militaire était vouée à la défense de la Foi. Le Temple avait été institué par l’Eglise comme ordre religieux, ses membres faisaient profession de vie monastique : c’était donc un ordre religieux à part entière qui, dans sa double nature d’institution religieuse de de corps militaire, allait être le protagoniste et le symbole du temps des croisades. 

    A notre époque, cette ambivalence n’est plus formellement caractérisée. Originellement les Templiers formaient un ordre religieux : ils vivaient sous une règle monastique bien définie en y ajoutant le vœu de consacrer leurs forces à la conquête et la défense de la Terre Sainte.

    Aujourd’hui, les seuls engagements que prennent les Templiers sont la fidélité à l’Ordre, le respect des statuts et règlements, le devoir de dispenser amitié et fraternité dans le plus pur esprit chevaleresque. Ils ont pour mission la défense des libertés individuelles, des droits de l’homme, la sauvegarde du patrimoine culturel de l’humanité ainsi que l’établissement d’un climat de compréhension et de tolérance, le tout en restant fidèles aux préceptes de leur Eglise et vivant en conformité avec leur foi. L’ensemble de ces actions se déroule au cœur même de ce monde et pas exclusivement sur un plan purement idéaliste.

    Les Templiers  avaient amorcé un renouveau social, moral et religieux qui aurait fait avancer la civilisation dans un clivage bien différent de celui dans lequel nous sommes aujourd’hui englués. Ils avaient les clés là où nous n’avons désormais que des verrous. A contre-courant de la pensée sociétale actuelle méprisant largement les règles morales, où les libertés de pensée et d’expression nous sont souvent régentées, la chevalerie templière a pour mission de perpétuer le souffle originel qui a permis de générer la création de l’Ordre.

    Montrons-nous donc dignes et fidèles aux valeurs de nos illustres prédécesseurs.   

    Non nobis domine, non nobis, sed nomini tuo gloria da gloriam.

    Frère Novice Guy D.

    Parchemin présenté à la Commanderie Majeure N D du Temple le 22 février 2017

    * Pénitence de Canossa en 1077.

    Episode marquant de la Querelle des Investitures dans lequel Henri IV, empereur germanique du Saint Empire, vint s’agenouiller devant le pape Grégoire VII afin que ce dernier lève l’excommunication prononcée contre lui lors du concile de Rome en 1076 faisant suite à la Diète de Worms de la même année.

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    ** En 1114, des clercs catholiques latins furent faits chanoines par le Patriarche de Jérusalem et adoptèrent la règle de Saint Augustin. Ils se fondirent avec le clergé grec de rite orthodoxe. Ce clergé, dans les siècles précédents, avait été institué à la basilique d’Anastasie (Naos tés anastaséôs / basilique de la Résurrection / basilique du Saint-Sépulcre) par les empereurs byzantins.

    Au sein de ce clergé , quelques frères convers furent accueillis et firent vœu de vivre auprès de chanoines en suivant les habitudes prévues par leur règle sans prendre l’état de chanoines mais en continuant à être membres de l’aristocratie militaire, se considérant comme des oblats au service de la Basilique du Saint Sépulcre.

    La Règle du Temple a sans doute été rédigée en Orient avec l’aide du patriarche de Jérusalem. La règle de Saint Augustin régissait en général les communautés de chanoines réguliers.  Or, à ses débuts, le nouvel ordre a été rattaché à la communauté des chanoines réguliers du Saint Sépulcre de Jérusalem.

    Des difficultés sont ensuite apparues pour les nouveaux chevaliers : les chanoines réguliers étaient d’abord et exclusivement des clercs. Or les exigences, incarnées par les Templiers, étaient incompatibles avec un modèle uniquement monacal ;  il fallait une synthèse des deux idéaux.

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    Basile de Césarée (329-379) est fondateur d’un monastère d’orientation cénobitique (vie religieuse en communauté) refoulant l’extrême austérité physique et les jeûnes excessifs prônés par l’érémitisme (vie religieuse en solitaire).

    Il est l’auteur d’une règle devenue la principale règle monastique de l’Eglise d’Orient.

    Docteur de l’Eglise, il est vénéré par les orthodoxes et les catholiques, fêté notamment le 31 janvier lors de la « fête des trois docteurs œcuméniques » avec Saint Grégoire de Nazianze et Saint Jean Chrysostome.


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